Deux journées avec Paul Rouillier


Ordi HV1, 1981, L.100 cm ; H.100 cm
 

Evoquerai-je la Maison avant l'atelier ? Celle-ci n'a-t-elle pas un privilège de primauté ? Lieu d'intimité, de vie, de réflexion, elle relate une part d'existence, la plus secrète souvent, et devient de la sorte témoignage. La Maison de Paul Rouillier, frileuse au Mistral, fraîche sous ses pins est un havre sobre, accueillant de clarté. Une grande toile au mur dispense ses « blancs et noirs » en découpe décisive : fusante de la ligne, impact du noir majeur... Trois œuvres rythmiques, en carton ondulé, complètent le décor dans les mêmes tons. Les fenêtres offrent les pins de Provence, précis, nets, dans ce pays de soleil. ...

Un repas, une discussion avec Rouillier et son épouse... A table puis dans les grands fauteuils suédois. Les propos libres se sont animés de l'esprit du Peintre ; les problèmes de l'éthique, de la jeunesse, de la politique, l'importance des religions, du militantisme, les transformations économiques et sociales... ouvertures sans restriction sur la diversité des sujets attestant à bâtons rompus la culture de l'artiste, son cheminement dans la vie et ses recherches, débouchant naturellement sans que le thème en fût proposé sur l'art qu'il exerce, sur l'évolution constante de son œuvre ou se percevront même dans les pièces les plus minimales la permanence et la disponibilité de son éveil.

L‘Atelier est fonctionnel. Installé dans une dépendance commerciale, un peu comme il est d'usage dans les villes américaines, il enseigne, dès l'entrée, la conception logique d'un travail librement abordé, con u avec réflexion puis décision. Les verrières éclairent les tables de travail, les classeurs, les pots de peinture, les étagères ou les toiles rangées constituent un schéma de tranches colorées, comme des frises... On peut ici parler d'ordre, d'organisation, mais l'agrément réside cependant dans une certaine concession à la sympathique anarchie des choses : les gants de travail négligemment abandonnés, des toiles anciennes très colorées jouxtant des œuvres blanches ou des compositions bicolores rigoureuses, des livres servant de presse, tout ceci étant à mon sens qualité humaine, refus systématique, accueil peut-être d'un insolite potentiel, d'un hasard exploitable dans la mesure ou le processus sera pour tant toujours contrôlé, raisonné, mené à sa fin comme il sied dans toute maîtrise et la Peinture est nécessairement une maîtrise. Les dernières pièces en sont d'ailleurs la démonstration la plus évidente. De formats divers, mais souvent d'une dimension imposante, elles articulent la recherche autour du module en carton ondulé dont le rythme et la forme connaîtront variation et par choix du géométrisme (triangles, rectangles, carrés, complets ou morcelés) et par la disposition des stries. Ces œures sont tantôt monochromes, superbement blanches ou noires, tantôt conçues en répartition de ces couleurs, créant un jeu des surfaces que la volonté de l'auteur aère comme une liberté. Elles procèdent cependant d'une construction fondamentale parfaitement méditée. Devant elles il ne faudra pas craindre la participation optique par déplacement du contemplateur, les impacts de la brillance ou des rythmes du matériau intervenant sous des angles différents.

 


Ordi HV 4, 1981, N°  inv.  0449
Acrylique sur toile,
L. 65 cm. ; H. 50 cm.
 

 

L'œuvre de Paul Rouillier est en fait soumise à deux incidences : d'une part l'attrait d'une exploitation de données scientifiques (dont ne fut pas exclu l'ordinateur lui-même) d'autre part l'esprit d'aventure, de découverte, un humour réceptif à toute proposition de la vie, à tout incident exploitable, dans la mesure ou seront préservés et observés les normes de son éthique et le respect de l'humanisme de l'artiste. Les premières toiles de Paul Rouillier peintes quand il était officier aviateur et qui lui valurent (oh ironie !) les arrêts de rigueur puisque « Un officier se doit de l'être vingt quatre heures sur vingt quatre ! » les toiles de Paul Rouillier au Maroc proposent le « sésame » du métier, ainsi d'ailleurs que son autoportrait en 1930. Fort à propos intervient aussi cette remarquable étude d'« Ile, de Mer et de Ciel », réalisée récemment dans un style impressionniste pour « Noé » ballet de son fils Quentin Rouillier, créé à Caen.

Qu'en est-il en vérité ? Simplement le fait qu'il semble impensable qu'un plasticien de notre époque puisse négliger la donnée classique faite de connaissance du métier, du matériau comme la couleur, du dessin comme de la composition au nombre d'or. L'art a pour fondement l'artisanat, mais il est ouverture sur les techniques modernes, sur l'aérographe, sur le collage, bref sur toutes les techniques actuelles dont le refus serait une condamnation de l'artiste pour stagnation, pour inertie et conformisme non défendables. Ainsi Paul Rouillier, après des études aux Arts décoratifs, à l'atelier d'André Lhote et une prospection plus ou moins dilettante de divers métiers (qui ne se souvient de « la Drague » restaurant de poisson à Paris dans les années 68 ?) Ainsi Paul Rouillier peut- il établir le bilan d'une activité continue dans le domaine de la plastique ,les œuvres de publicité, de décor, de photographie et de film sont certes partie intégrante de la somme, ainsi que les écrits, car qui à notre époque pourrait dissocier ces compléments indispensables ?


Le déjeuner sur l'herbe, 1987, N°  inv.  0544
Carton ondulé sur bois, peinture acrylique,
L. 130 cm. ; H. 100 cm.
 

 

L'œuvre de Paul Rouillier, selon ce constat, se répartit en grandes étapes, en périodes de démarches et d'accomplissement, dont peut-être une analyse superficielle susciterait l'étonnement d'un public non averti, mais dont l'étude profonde aboutira à des considérations objectives précises et appréciables. Il existe dans ces travaux d'une vie un  « à priori » général de responsabilité, vis à vis du métier, du message de culture, du soutien de l'Art dans les acceptions des termes. Il se traduit par la rigueur, par l'honnêteté du métier, par le refus des modes, par l'engagement non mercantile et la création de travaux divers, dépendant sans doute des acquis personnels et de l'évolution d'une culture suivant les événements multiples de notre siècle. Il existe aussi dans cette peinture un souci de l'ouverture, des procédés techniques, des analyses mathématiques... une appétence des innovations aussi bien systématiques que fortuites : si certains travaux eurent pour départ des programmes d'ordinateur, d'autres ne furent-ils pas soumis au tirage au sort d'un module ou au découpage en seize morceaux d'un paysage élémentaire pour une recomposition conséquente.

Et dans cet ensemble de quelque six cents tableaux, allant des constructions abstraites des premières années aux remarquables structures ici proposées, ne se dégage-t-il pas des caractères immédiats, des références primordiales marquant l'œuvre et permettant de lui conférer personnalité et lettres de marques ? J'y découvre, aussi bien dans les œuvres minimales, à la limite d'une lisibilité subje tive merveilleuse, que dans les constructions polymorphes abstraites multicolores, ou encore dans les disponibilités d'éléments identiques négociables pour d'autres couleurs, une pérennité de la tonalité ou rivalisent et le souci d'équilibre et la force du contraste. Ceci conduit à la sobriété, à l'élégance sans jamais détruire l'intensité colorée, celle-ci intervenant dans les primaires : rouge, bleu, jaune mais aussi dans les noirs et les blancs. Et naturellement toute cette puissance est soutenue par une rigueur de composition sans faille, calculée selon des proportions mathématiques ou proches du nombre d'or, ou effectuée suivant des jeux répétitifs variant les solutions, accordant au matériau même, comme dans les derniers travaux, un langage majeur. Le parcours de l'œuvre, constamment remis en question, constamment diversifié, permet de découvrir la profondeur de cet art aéré, riche et grave dans son message motivé. La « Conversation » comme dirait Matisse, avec cet homme de grande courtoisie complète, sans flagornerie aucune, l'impression de culture et d'humanisme que ses toiles autorisent d'emblée.

Michel Gaudet
Lambesc-Cagnes Mai 1986